La chambre de virgina.
Les enfants ont souvent le privilège d'habiter dans des chambres
magnifiques. Ils s'éveillent au sein de palais dignes de leurs rêves.
Là, leur univers tranquille et fabuleux : Des étagères garnies
de jouets, des veilleuses, des peluches infiniment douces, des mobiles qui tournoient
doucement dans le ciel étoilé d'autocollants fluorescents,
des boites à musiques, des posters qui grandissent aussi, des dessins,
des rideaux à motifs, des pancartes à leur nom, des calendriers à fleurs,
des boites à bonbons colorées…tout ce petit bonheur ramassé dans
les boutiques et entassé avec le temps, bref tout ce qui peut attendrir
l'enfant. (En réalité combler les parents : ils le font d'abord
pour eux, ils jouent.)
Les enfants qui ont la chance d'être conditionnés dans ce
décor idéal possèdent pour quelques années leur propre
paradis personnel et ne s'en rendront jamais compte.
Virgina fait partie des gens qui sont tombés bien à côté de
ce joli nuage, mais à l'exception de tous, elle, (c'est le
comble), elle n'a pas encore fini de tomber. Elle se dit que, de toutes
façons, on ne peut complètement effacer ce qu'on laisse derrière
nous puisqu'on avance. Passer à l'âge adulte exige de
refermer toutes les boites de l'enfance, fermer les couvercles et y laisser
les souvenirs dedans. Mais bien souvent l'une d'elles est trop grosse,
ou différente, ou pas encore formée, et inconsciemment on la met
de côté pour plus tard. Tenez, Marc, par exemple, lui, n'a
pas encore enfouis ses larmes : sa sensibilité d'un enfant de 7
ans est telle qu'il peut vous pleurer dans les bras à tous moments.
Virgina se justifie donc sa frustration (s'en est une comme une autre dit-elle
souvent), et planifie sa revanche contre le hasard depuis toujours : Elle aura
sa chambre, quelque soit l'âge, le prix et l'époque,
et celle-ci sera emballée de ses plus enfantins caprices, magnifique.
Le regard balancé entre le mur en lambeaux et le calendrier affichant
lundi, elle réagit. Lançant un sourire malicieux (ou plutôt
de défi) à la pile de pots de peintures dans l'entrée,
elle se leva et refit le tour de la petite pièce, s'attardant à la
fenêtre et laissant traîner son doigt sur le mur, comme une caresse.
Son pas léger et fin, similaire à celui d'une danseuse sur
ses pointes dans un décor de théâtre, évitait les
tas de crépit, les emballages, les rouleaux de tissus. Oui une sorte de
théâtre : tout était là selon la volonté profonde
de la créatrice, et l'originalité relevait plus de l'art
que de l'immobilier. Rue Lampa-Naige, donc, ce jour-là, se matérialisait
un rêve immense, le début de l'aboutissement. Une chambre
enchanteresse. Virgina s'était accordé du lundi au samedi
pour boucler le tout et le samedi soir, après avoir monté les quatre étages
par les escaliers, on passerait la porte d'entrée bleue ciel où il
serait inscrit en italique « Virgina ». L'intérieur
serait une pièce unique, un cocon divinement bien arrangé. Sur
la gauche, après le drap de soie bleu dissimulant l'entrée,
se dresserait une petite cuisine : un plan de travail couvert de mosaïque
jaune et rouge, un évier dont on ne trouve pareille beauté et simplicité de
nos jours (oui, tous les éviers aujourd'hui sont une paire d'affreuses
petites baignoires équipés d'une barre inox tordue en érection),
une huche à pain du même bois verni que ce qui entoure les meubles,
un four en demi-cercle incrusté dans le mur avec une dizaine de petites
niches où danseraient des bougies bleues, une bibliothèque rouge
de livres de cuisines, une armée royale de petites poteries en tous genre,
de couverts, de plats, d'assiettes, de saladiers, des chaises tressées
et peintes aussi, des torchons brodés alignés (lequel choisir ?)
que l'on aimerait salir tellement ils sont nombreux et deux lampes aux
abats jours épais diffusant une lumière des fermes d'autrefois.
Pour assaisonner encore ce caractère provençale (car les bougies
moulées dans la terre cuite sont parfumées à la lavande),
il y aurait des guirlandes de plantes séchées qui envahiraient
les recoins, des piments et des poivrons aux couleurs des pays chaud du monde.
Au centre, la table. Simple, discrète, en harmonie avec le reste, belle
aussi. En s'éloignant sur la droite, il y aurait un clair foyer
arrondi dont on ne cernerait pas directement l'usage : Est-ce une chambre
où l'on reçoit des anges ? Un salon où on rêverait
de sommeiller ? Toujours est-il que l'on s'y poserait et que l'on
contemplerait, tout en questionnant : Est-ce un fragment de palais ? Vivez vous
dans un décor de cinéma ? Où avez-vous attrapé ce
goût sublime ? Pensez vous que je puisse me dissimuler ici quelques jours
? Quelle est la réelle valeur de ce trésor dont la simplicité et
le charme effacent le prix ? Bref. Entre la table et cet espace, on pourrait
tirer une grande cloison épaisse (bleu aussi, sûrement, et d'une
substance étrange) qui couperait l'habitacle. Le cocon se refermerait
donc, étanche au monde. (Si les rêves de Virgina étaient
de l'eau, Marc dit qu'elle vivrait dans un aquarium). La grande fenêtre
diffuserait une très forte lumière blanche. Le canapé deviendrait
lit le soir, comme les fleurs se referment à la tombée de la nuit.
(A l'aspect de velours mais beaucoup plus doux et surtout très blanc).
Samedi soir prochain, Virgina pourrait enfin avoir son propre havre de paix.
Elle serait vengée d'avoir passé son enfance dans une étagère
aménagée en lit dont elle ne disposait même pas de la clef.
Samedi soir prochain, ses longues heures de solitude seraient justifiées
parce que les gens comprendront qu'elle reste chez elle (appartement de
qualité=plus d'heures chez soi, essaye t'elle d'expliquer
souvent) et parce que cette construction est conçue pour et uniquement
pour la solitude. Elle posa son grattoir et se dit qu'elle pourrait tout
de même inviter quelques personnes, tout de même, il faut une inauguration. « Mais ça
n'est pas un musée, ma vie ! » Les étrangers cherchent
toujours à fouiner sur ceux qui sentent le mystère. Inviter au
moins Marc. Elle mit le disque de Marc dans le poste poussiéreux. Un ruisseau
de notes farouches et limpides en sortit soudainement. Elle appréciait
Marc pour sa musique, évidemment (le piano était le seul instrument
qui l'émouvait profondément). Tout ce mystère qui
entourait le personnage, sa tristesse (qu'elle seule croyait voir), sa
douceur. Ils avaient d'abord communiqué par la musique. A un concert
où il était en solo (elle aussi, mais parmi le publique), elle
avait traduit les notes et il en était ressortit toute une lettre d'amour.
Elle avait acheté le disque : une lettre d'amour réutilisable à volonté est
pratique quand on en recevra jamais d'autres. Les murs n'attendaient
plus qu'une chose : être recouverts. Prendre leur rôle. Virgina
peignit durant de longues heures, comblant l'attente des couches à d'autres
tâches. Le début semblait ressembler au début du rêve.
Marc vint une après midi. Ce projet hallucinant l'enchantait, même
si, quand il était enfant, il avait eu le droit à sa chambre paradisiaque.
Peut-être trop longtemps justement. (Virgina est persuadé qu'il
n'en est jamais sorti -alors qu'elle n'est jamais entrée
dans la sienne- !). Ils firent ensemble tout le sol et poncèrent des dizaines
de lamelles de bois. Virgina expliqua le sens qu'elle attribuait à chaque
chose dans l'appartement. Ils s'attardèrent beaucoup sur la
chambre. Il fallait absolument qu'elle soit blanche, transparente même
: un palais sans or, petit, enduit de linges blancs aux reflets de glace. Alors
qu'elle murmurait « j'envisage ma chambre comme le lieu où je
courrai, je me ruerai ici, tirerai la cloison, le soleil viendra là, mes
sculptures de verres scintilleront ; là il y aura des bougies et mon lit
s'avancera jusqu'à ce point –ci, de grandes voilures
tomberont du plafond et longeront les arrêtes du lit…Tu sais, j'ai
besoin de ça… » Marc essayait de la pénétrer
par les yeux et d'atteindre son cœur. Il plongeait en elle et songeait à tout
cet amour qu'elle pourrait répandre. Il ne manquait peut-être
qu'une toute petite chose. Il regretta un peu de n'avoir pas été son
fils. Pourquoi diable n'y avait-il rien entre eux en plus de cette profonde « amitié tendresse »?
Il savait la fragilité de Virgina et acceptait de la voir comme un enfant.
Les enfants se montrent mais ne se donnent pas, elle aime mais n'éprouve
pas de désir physique. S'il venait la voir comme adulte, il ne la
verrait plus. Pendant qu'elle expliquait, il la contemplait. « Qu'une
femme est belle si elle est secrète, non elle est belle tout court. Elle à le
mérite d'être pure. A quoi pense t'elle quand elle est
seule ? C'est une femme à qui il faut des enfants. Je crois qu'elle
en veut. Je ne sais plus si je t'ai demandé, tu veux des enfants
? » « -A ton avis !» « -oui. » « -oui » « -Tu
attends qu'ils arrivent tout seul ? » « -Qui sait, peut être
qu'en y pensant très fort un soir… en tous cas je voudrais
qu'ils te ressemblent» « Tu leur feras une chambre superbe
? » « Non, enfin je sais pas, le premier aura la mienne ! » « Tu
es folle ! » « Non, c'est ma mère qui l'était » Ce
traumatisme d'avoir été enfermée petite était
terrible. Marc se retenait de parler. Faire attention aux larmes.
Le samedi soir arrivait incroyablement vite mais tout prenait forme proportionnellement
au temps. Cette entreprise ne pouvait pas échouer, désirée
depuis tellement longtemps. Seraient finalement invités à la « pendaison
de crémaillère » : Marc (qui arriverait en retard à cause
de son concert), ses parents (Marc avait insisté disant « on ne
peut pas te connaître si on ne connaît pas ton chez toi, et tu sais
que j'aime mes parents et que je t'aime, tu comprends bien que la
vie est une boucle, tu ne peux pas bouger un élément sans bouger
tous les autres qui t'entourent, il y a moi, mes parents…s'il
te plait accepte que je ne sois pas seul sur terre. Ta solitude me tuerait, et
pourtant, elle me fait vivre ! »), trois collègues de Virgina instituteurs,
et julien (son seul autre ami, mais tellement plus distant et différent).
C'était déjà beaucoup trop.
«
De même que les adultes ne comprennent rien aux enfants, les gens qui viendront
me prendront pour une folle. Vivre seul passe pour de la folie. Je me suis donné les
moyens d'être folle alors ? Je les vois déjà prendre
en photo ma chambre. Me poser des questions bêtes. Ils ne verront pas en
marchant sur ce sol que c'est sur ma vie qu'ils marchent. Car tout
le monde a toujours voulu me marcher dessus, à part les enfants. Même
ma mère, elle m'enfermait. Je souffre à l'idée
de voir 7 personnes débarquer chez moi, mais si je ne suis pas capable
de faire cet effort, je suis bonne pour prendre un avion et vivre sur une île
déserte. Alors adieu les enfants. Bon et puis je ne suis quand même
pas malade à ce point. Et puis j'aime Marc. C'est pour Marc
que je vais laisser rentrer les gens. Je suis à deux doigts de le suivre
les yeux fermés. S'en rend t'il compte ? Attention à la
souffrance. Se préserver. Il me manque.
Je l'aime, je l'aime, je l'aime, Marc, tu m'entends ?
Je T'aime ! Je te crie je t'aime et on ne s'embrasse pas. Embrasse
moi. Je suis derrière toi pendant que tu joues du piano, les yeux fermés
et j'écoute et je pense et tu me joues ma lettre, tes notes parlent
d'Amour comme si tu avais de l'expérience, ça n'est
que ton incroyable sensibilité. Je ne veux pas grandir. J'aime le
soleil seulement derrière une vitre. Il m'éclaire moi, et
sa lumière m'enrobe, me berce, je veux être bercée...
J'aime mon travail uniquement parce que mon patron est 25 enfants et que
je suis leur élève. Combien d'entre eux ont une chambre qu'ils
aiment ? Y en a-t-il qui ont peur de leurs parents ? M'aiment-ils ? Je
préfèrerais encore que ça soit eux qui viennent chez moi
: ces enfants-là comprendraient. Marc, tu me manques et si tu es là,
j'ai peur. Ne changes jamais je t'en supplie. Ne découvres
jamais que ta musique arrive à remplacer tes baisers jusqu'à aujourd'hui.
Combien de temps vais-je tenir ? J'ai peur. Je t'aime. Tout se passera
bien. Vendredi 26, une heure du matin. Demain ma chambre sera faite. Je dormirai
dans mon lit d'ange. La cuisine me plait. Marc aime cuisiner ? Voila une
chose à lui demander. Si j'avais plus d'argent je rajouterais
bien d'autres décorations. Demain j'écrirai mon nom
sur la porte en italique « Virgina », mon nom, c'est bien la
seule chose jolie que je possède. Remarque, j'ai peut-être
un don pour l'esthétique, mais cela provient d'une frustration.
Au moins j'en suis consciente. J'aimerais tant aller au concert de
Marc. Non il ne faut pas. Le premier m'a fait trop mal. Bonne nuit Marc,
Bonne nuit tout le monde. Prépare toi bien, jolie chambre, demain c'est
le grand jour. Marc ? Je t'aime» écrivit-elle sur son journal épais
comme une bible et dissimulé dans le mur en brique de la petite salle
de bain de mosaïque et de boiseries terminée le jeudi.